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Archéologie poitevine
15 mars 2009

Le coup de gueule de Jean Hiernad - 2008, Poitiers (86)

Trouvé sur le web, cet article est une réaction à l'arrêt des fouilles sur le site du chapitre Saint-Hilaire de Poitiers (Vienne)
Vous reprendrez bien un peu de passé ?

 

Non, les Poitevins attachés à l’histoire de leur ville ne sont pas contents de ce qui se passe à proximité de l’église Saint-Hilaire. Il semblerait qu’on n’ait pas bien estimé l’importance des vestiges enfouis sous l’ancien lycée du Doyenné. Il semblerait qu’on préfère les recouvrir pudiquement d’une chape de béton, « pour les protéger ». On n’aurait pas envie de savoir comment ont vécu et sont morts ceux qui ont peuplé pendant des siècles l’une des grandes collégiales françaises. Ou qu’on n’en ait pas les moyens…
Poitiers, la ville d’Hilaire, de Radegonde et d’Aliénor, est en train, ces temps-ci, de se moderniser à vive allure. Ces grands noms ne nous parleraient-ils plus ? Ces hommes et ces femmes de foi, de pouvoir et de culture seraient-ils en passe de céder la place, dans notre subconscient, à l’argent-roi ?
Lorsque, en 1972, on mit au jour, dans la rue des Carolus, un long tronçon de l’enceinte romaine du Bas Empire, on le détruisit en en découpant le parement en morceaux que l’on promit de reconstituer à proximité. Ces blocs furent jetés à la décharge : on n’en garda qu’un seul, qui sert de témoin ridicule de tout un pan d’histoire. Grégoire de Tours raconte en effet qu’en 587 on transporta au pied de cette muraille le corps de la reine Radegonde, fondatrice du monastère de Sainte-Croix, pour aller l’ensevelir à l’endroit où, hors les murs, allait s’élever bientôt l’église qui porte aujourd’hui son nom. Et Grégoire de préciser que les moniales, massées en haut des tours, pleuraient le départ de leur fondatrice. Lorsque on détruisit les vestiges, un de mes étudiants, Danois d’origine, déclara que « dans son pays, un tel massacre aurait déclenché une révolution ». A Poitiers, rien de tel.
Lorsque, beaucoup plus récemment, on fit des fouilles à l’emplacement de l’ancien couvent des Augustines Hospitalières, on découvrit le mur d’enclos du monastère de Sainte-Croix, rue Saint-Simplicien, et un carrefour de rues romaines, avec les restes d’une fontaine publique et les squelettes de quelques soldats pourvus de leurs armes, typiques de cette époque barbare. Croyez-vous qu’une seule voix se soit élevée pour suggérer qu’on pouvait peut-être conserver sur place ne serait-ce qu’un tronçon de ces restes insignes ? Nenni. Une belle résidence s’élève aujourd’hui, densément bâtie pour ne perdre aucun mètre carré de ce cher terrain.
La voix des hommes de culture est devenue inaudible, celle des hommes de foi se préoccupe davantage du temps présent où il y a tant à faire, il est vrai, celle des enseignants se consacre à des époques beaucoup moins obscures. Nous préférons nous plonger dans la réalité virtuelle et le divertissement, plutôt que de chercher à faire revivre ces vieilles lunes, Hilaire, Radegonde, Aliénor…
Hilaire, parlons-en. On va sauvegarder les vestiges découverts près de la collégiale. En y coulant une dalle de béton. Le rêve de l’aménageur… Et sans doute de certains édiles… Que ne recouvre-t-on l’ensemble de la ville de Poitiers d’une chape « protectrice » afin de pouvoir construire par-dessus, à loisir, les belles résidences dont rêvent d’heureux et fortunés propriétaires, loin des immeubles collectifs ! Plus tard, sans doute, nos descendants auront tout loisir de s’intéresser de nouveau à Hilaire, Radegonde et Aliénor. Nous, nous en savons assez sur ce passé-là. Nous continuons toutefois à lui rendre hommage : les beaux immeubles ne s’appellent-ils pas « les Augustines », ou la « résidence du Doyenné », des noms qui fleurent bon le passé et apportent de confortables revenus ?
Des autorités diverses de la Culture ont donné à chaque fois leur bénédiction à ce qui pourrait bien apparaître comme une entreprise de surdité organisée. Ce sont même elles qui, semble-t-il, ont imaginé la fameuse « chape de béton ». L’existence de ces autorités – qui devraient servir la connaissance désintéressée et préserver ce patrimoine des appétits mercantiles – explique d’ailleurs le plus souvent le désintérêt apparent de nos concitoyens : des spécialistes veillent… Ils ne permettraient pas que… Et pourtant, c’est bien à nous tous qu’il revient de dire si ces « vieilles lunes » doivent ou non être bétonnées. Cela ne vous intéresse-t-il pas de savoir qui étaient ces morts si gênants, dont les sarcophages gisent bien alignés sous la cour de l’ancien lycée ?
L’église Saint-Hilaire d’aujourd’hui est tout ce qu’il reste de visible de tout un quartier disparu, de toute une histoire qui est l’histoire même de Poitiers. La magnifique basilique fut construite sur le tombeau d’un des premiers évêques de notre ville, mort en 367, qui fut en son temps une grande voix entendue d’un bout à l’autre de l’Empire romain, mérita par ses travaux de théologie d’être appelé docteur de l’Église d’Occident, et attira près de lui rien moins que Martin, le fondateur du monachisme occidental ; elle fut vendue en 1799 comme bien national et transformée en carrière. Un grand morceau de son porche gothique est aujourd’hui conservé au Victoria and Albert Museum de Londres. Au XIXe siècle, la nef fut reconstruite et l’église devint le centre d’une paroisse ; le chœur et les absides, miraculeusement conservés, ont livré des sculptures et des restes de fresques comparables à celles de Saint-Savin. Ce peu qui subsiste suffit à la faire classer au patrimoine mondial de l’U.N.E.S.C.O.
Cela ne nous intéresse-t-il pas de savoir comment fonctionnait le collège de clercs qui la desservait et dont l’abbé laïc fut très tôt le duc d’Aquitaine puis, après 1204, le roi de France ? Qui étaient ces chanoines de haut vol qui, après avoir vécu dans des demeures qui constituèrent le bourg Saint-Hilaire, qui s’étendait des Trois Piliers à la porte de la Tranchée, se firent ensevelir autour de la basilique et, sans doute, jusque dans la cour de l’ancien lycée, peut-être aux côtés de quelques-uns des premiers évêques. Les restes de l’Italien Venance Fortunat, mort en 600, évêque de Poitiers, ami de Radegonde, et l’un des derniers grands poètes de la latinité à l’antique, se trouvent peut-être parmi eux. Comment tous ces vestiges s’inscrivaient-ils dans la grande nécropole païenne qui gît sous le quartier Saint-Hilaire et la promenade de Blossac et dont tout ce que nous savons se résume aux notes prises au XVIIIe siècle par le bénédiction Dom Fonteneau ? Poitiers serait-il devenu insensible à un monument-phare de son histoire ? Phare est bien le mot : jusqu’à la Révolution, avait lieu le « reguet » au cours duquel le maire et les échevins venaient assister à un Te Deum à Saint-Hilaire et allumer une lanterne à son clocher, pour commémorer la légende rapportée par Grégoire de Tours et Fortunat, selon laquelle, en 507, Clovis aurait été guidé, dans sa lutte contre les Visigoths d’Alaric, par un globe de feu sorti de la basilique.
Bien sûr, il arrive que l’on fouille, et à grands frais. Quand on ne peut pas faire autrement. Pour établir au cœur de la ville, sur les restes d’un couvent de Cordeliers, une galerie marchande vitale pour le commerce et le parking souterrain qui doit l’accompagner. Pour creuser les espaces techniques nécessaires au théâtre-auditorium. Mais ici, rien de tel. On ne fouillerait donc pas ?
Et pourtant, la collégiale Saint-Hilaire et son environnement sont au moins aussi importants pour la connaissance du passé que le cloître des Cordeliers… Ce seraient donc les aléas de l’économie et les appétits des promoteurs privés qui susciteraient une fouille ici, une chape de béton là ? En une ville célèbre pour ses études médiévales. En une cité naguère fière de son patrimoine ?

 

Il faut évidemment fouiller les vestiges de Saint-Hilaire. En tout cas, ne rien y construire, car on imagine bien ce qu’une dalle de béton signifierait pour ces restes fragiles. Et trouver l’argent. On sait toujours trouver l’argent, lorsqu’on en ressent la nécessité.

 

Notre ville, au fond, n’est ce qu’elle est que parce qu’Hilaire, le premier, avant Radegonde, Aliénor et d’autres y a vécu et a porté au loin sa renommée.

 

L’aventure de la connaissance ne réside pas seulement dans le futur.

 

Jean Hiernard
professeur d’histoire ancienne
à l’université de Poitiers

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