Le coup de gueule de Jean Hiernad - 2008, Poitiers (86)
Non, les Poitevins attachés à l’histoire de leur ville ne
sont pas contents de ce qui se passe à proximité de l’église
Saint-Hilaire. Il semblerait qu’on n’ait pas bien estimé l’importance
des vestiges enfouis sous l’ancien lycée du Doyenné. Il semblerait
qu’on préfère les recouvrir pudiquement d’une chape de béton, « pour
les protéger ». On n’aurait pas envie de savoir comment ont vécu et
sont morts ceux qui ont peuplé pendant des siècles l’une des grandes
collégiales françaises. Ou qu’on n’en ait pas les moyens…
Poitiers,
la ville d’Hilaire, de Radegonde et d’Aliénor, est en train, ces
temps-ci, de se moderniser à vive allure. Ces grands noms ne nous
parleraient-ils plus ? Ces hommes et ces femmes de foi, de pouvoir et
de culture seraient-ils en passe de céder la place, dans notre
subconscient, à l’argent-roi ?
Lorsque, en 1972, on mit au jour,
dans la rue des Carolus, un long tronçon de l’enceinte romaine du Bas
Empire, on le détruisit en en découpant le parement en morceaux que
l’on promit de reconstituer à proximité. Ces blocs furent jetés à la
décharge : on n’en garda qu’un seul, qui sert de témoin ridicule de
tout un pan d’histoire. Grégoire de Tours raconte en effet qu’en 587 on
transporta au pied de cette muraille le corps de la reine Radegonde,
fondatrice du monastère de Sainte-Croix, pour aller l’ensevelir à
l’endroit où, hors les murs, allait s’élever bientôt l’église qui porte
aujourd’hui son nom. Et Grégoire de préciser que les moniales, massées
en haut des tours, pleuraient le départ de leur fondatrice. Lorsque on
détruisit les vestiges, un de mes étudiants, Danois d’origine, déclara
que « dans son pays, un tel massacre aurait déclenché une révolution ».
A Poitiers, rien de tel.
Lorsque, beaucoup plus récemment, on fit
des fouilles à l’emplacement de l’ancien couvent des Augustines
Hospitalières, on découvrit le mur d’enclos du monastère de
Sainte-Croix, rue Saint-Simplicien, et un carrefour de rues romaines,
avec les restes d’une fontaine publique et les squelettes de quelques
soldats pourvus de leurs armes, typiques de cette époque barbare.
Croyez-vous qu’une seule voix se soit élevée pour suggérer qu’on
pouvait peut-être conserver sur place ne serait-ce qu’un tronçon de ces
restes insignes ? Nenni. Une belle résidence s’élève aujourd’hui,
densément bâtie pour ne perdre aucun mètre carré de ce cher terrain.
La
voix des hommes de culture est devenue inaudible, celle des hommes de
foi se préoccupe davantage du temps présent où il y a tant à faire, il
est vrai, celle des enseignants se consacre à des époques beaucoup
moins obscures. Nous préférons nous plonger dans la réalité virtuelle
et le divertissement, plutôt que de chercher à faire revivre ces
vieilles lunes, Hilaire, Radegonde, Aliénor…
Hilaire, parlons-en. On
va sauvegarder les vestiges découverts près de la collégiale. En y
coulant une dalle de béton. Le rêve de l’aménageur… Et sans doute de
certains édiles… Que ne recouvre-t-on l’ensemble de la ville de
Poitiers d’une chape « protectrice » afin de pouvoir construire
par-dessus, à loisir, les belles résidences dont rêvent d’heureux et
fortunés propriétaires, loin des immeubles collectifs ! Plus tard, sans
doute, nos descendants auront tout loisir de s’intéresser de nouveau à
Hilaire, Radegonde et Aliénor. Nous, nous en savons assez sur ce
passé-là. Nous continuons toutefois à lui rendre hommage : les beaux
immeubles ne s’appellent-ils pas « les Augustines », ou la « résidence
du Doyenné », des noms qui fleurent bon le passé et apportent de
confortables revenus ?
Des autorités diverses de la Culture ont
donné à chaque fois leur bénédiction à ce qui pourrait bien apparaître
comme une entreprise de surdité organisée. Ce sont même elles qui,
semble-t-il, ont imaginé la fameuse « chape de béton ». L’existence de
ces autorités – qui devraient servir la connaissance désintéressée et
préserver ce patrimoine des appétits mercantiles – explique d’ailleurs
le plus souvent le désintérêt apparent de nos concitoyens : des
spécialistes veillent… Ils ne permettraient pas que… Et pourtant, c’est
bien à nous tous qu’il revient de dire si ces « vieilles lunes »
doivent ou non être bétonnées. Cela ne vous intéresse-t-il pas de
savoir qui étaient ces morts si gênants, dont les sarcophages gisent
bien alignés sous la cour de l’ancien lycée ?
L’église Saint-Hilaire
d’aujourd’hui est tout ce qu’il reste de visible de tout un quartier
disparu, de toute une histoire qui est l’histoire même de Poitiers. La
magnifique basilique fut construite sur le tombeau d’un des premiers
évêques de notre ville, mort en 367, qui fut en son temps une grande
voix entendue d’un bout à l’autre de l’Empire romain, mérita par ses
travaux de théologie d’être appelé docteur de l’Église d’Occident, et
attira près de lui rien moins que Martin, le fondateur du monachisme
occidental ; elle fut vendue en 1799 comme bien national et transformée
en carrière. Un grand morceau de son porche gothique est aujourd’hui
conservé au Victoria and Albert Museum de Londres. Au XIXe siècle, la
nef fut reconstruite et l’église devint le centre d’une paroisse ; le
chœur et les absides, miraculeusement conservés, ont livré des
sculptures et des restes de fresques comparables à celles de
Saint-Savin. Ce peu qui subsiste suffit à la faire classer au
patrimoine mondial de l’U.N.E.S.C.O.
Cela ne nous intéresse-t-il
pas de savoir comment fonctionnait le collège de clercs qui la
desservait et dont l’abbé laïc fut très tôt le duc d’Aquitaine puis,
après 1204, le roi de France ? Qui étaient ces chanoines de haut vol
qui, après avoir vécu dans des demeures qui constituèrent le bourg
Saint-Hilaire, qui s’étendait des Trois Piliers à la porte de la
Tranchée, se firent ensevelir autour de la basilique et, sans doute,
jusque dans la cour de l’ancien lycée, peut-être aux côtés de
quelques-uns des premiers évêques. Les restes de l’Italien Venance
Fortunat, mort en 600, évêque de Poitiers, ami de Radegonde, et l’un
des derniers grands poètes de la latinité à l’antique, se trouvent
peut-être parmi eux. Comment tous ces vestiges s’inscrivaient-ils dans
la grande nécropole païenne qui gît sous le quartier Saint-Hilaire et
la promenade de Blossac et dont tout ce que nous savons se résume aux
notes prises au XVIIIe siècle par le bénédiction Dom Fonteneau ?
Poitiers serait-il devenu insensible à un monument-phare de son
histoire ? Phare est bien le mot : jusqu’à la Révolution, avait lieu le
« reguet » au cours duquel le maire et les échevins venaient assister à
un Te Deum à Saint-Hilaire et allumer une lanterne à son clocher, pour
commémorer la légende rapportée par Grégoire de Tours et Fortunat,
selon laquelle, en 507, Clovis aurait été guidé, dans sa lutte contre
les Visigoths d’Alaric, par un globe de feu sorti de la basilique.
Bien
sûr, il arrive que l’on fouille, et à grands frais. Quand on ne peut
pas faire autrement. Pour établir au cœur de la ville, sur les restes
d’un couvent de Cordeliers, une galerie marchande vitale pour le
commerce et le parking souterrain qui doit l’accompagner. Pour creuser
les espaces techniques nécessaires au théâtre-auditorium. Mais ici,
rien de tel. On ne fouillerait donc pas ?
Et pourtant, la collégiale
Saint-Hilaire et son environnement sont au moins aussi importants pour
la connaissance du passé que le cloître des Cordeliers… Ce seraient
donc les aléas de l’économie et les appétits des promoteurs privés qui
susciteraient une fouille ici, une chape de béton là ? En une ville
célèbre pour ses études médiévales. En une cité naguère fière de son
patrimoine ?
Il faut évidemment fouiller les vestiges de Saint-Hilaire. En tout cas, ne rien y construire, car on imagine bien ce qu’une dalle de béton signifierait pour ces restes fragiles. Et trouver l’argent. On sait toujours trouver l’argent, lorsqu’on en ressent la nécessité.
Notre ville, au fond, n’est ce qu’elle est que parce qu’Hilaire, le premier, avant Radegonde, Aliénor et d’autres y a vécu et a porté au loin sa renommée.
L’aventure de la connaissance ne réside pas seulement dans le futur.
Jean Hiernard
professeur d’histoire ancienne
à l’université de Poitiers